Pour une analyse critique de la catégorie de profil sur le premier Web

NB : ce texte est issu de deux communications présentées à des journées d’étude :

Dans le cadre d’un projet de recherche initié autour de Louise Merzeau, intitulé PROFIL, nous proposons d’interroger la catégorie de « profil », au sens où elle se trouve aujourd’hui employée en environnement numérique, qui est donc essentiellement celui d’une matrice d’identification des usagers. Ce qui implique donc de prendre au sérieux cette catégorie socio-technique – ou, pour le dire autrement, de la problématiser ou de la dénaturaliser –, de façon à interroger le type de conception de l’identité qu’elle présuppose et qu’elle tend du même coup à véhiculer. À partir d’une analyse généalogique de cette catégorie, visant à en retracer la constitution à travers son étymologie et son usage au cours de l’histoire des techniques esthétiques et informatiques de profilage des individus, nous tâcherons plus spécifiquement de comprendre comment l’émergence des pages personnelles sur le Web, dans les années 1990, a pu – croisée à d’autres facteurs qu’il conviendra de déterminer – participer à l’élaboration d’une conception « profilaire » de l’identité que nous souhaiterions donc ici interroger. Pour ce faire, nous procéderons en deux temps.
Suivant une approche historique des « sites de réseaux sociaux » (Boyd et Ellison, 2008) non limitée à la période Web 2.0, mais prenant en compte les formes de la présentation de soi dans l’histoire d’Internet, nous commencerons par nous pencher sur le moment où les internautes apprennent à s’« afficher » sur le premier Web, en nous concentrant plus spécifiquement sur l’objet socio-technique des « pages personnelles » où la catégorie de profil apparaît dans les années 1990, avant d’être formalisée et systématisée sur les plateformes du Web 2.0 au cours de la décennie suivante. Ce qui nous conduira, dans un second temps, à questionner le modèle identitaire induit par l’émergence de cette forme profilaire qui, suivant notre hypothèse, se doit donc d’être analysée comme le résultat d’une tension entre prescription et usage (Stenger et Coutant, 2009). Pour ce faire, nous nous attacherons à situer la conception de l’identité qui sous-tend la catégorie numérique du « profil » au sein d’une typologie à partir de laquelle nous tâcherons donc d’en dégager la spécificité, de façon à montrer, suivant une approche critique, ce que celle-ci peut avoir de problématique.

1. Emergence de la forme profilaire sur le Web 1.0

Notre réflexion prend la forme d’une analyse rétrospective : comment le terme « profil » en est-il arrivé à être utilisé et pensé comme une forme prééminente sur les médias socio-numériques, caractéristique des dispositifs sociotechniques du Web 2.0 ? Quelle conception de l’identité numérique s’en dégage, c’est-à-dire comment l’identité est-elle conçue aujourd’hui à travers la construction sociale et technique au sein des applications sociales du Web ?
Nous nous penchons sur la première époque du Web, surnommée Web 1.0 par différenciation avec les modèles applicatifs du Web 2.0 fondés sur le traitement dynamique des flux de données dans des modèles pré-construits à travers des applications hyperliées et intermédiées. Ce surnom est aussi le fruit d’un regard nostalgique et reconstruit des premiers utilisateurs du Web sur leur passé d’usager aux prises avec un médium en cours de définition perçu comme plus authentique et plus propice à l’appropriation (Sapnar Ankerson, 2015). Le Web 1.0 caractériserait une production Web non dynamique, réclamant une création des pages Web et une production de contenus « à la main ». C’est un Web encore amateur, alors que s’expérimentent et se formalisent les usages socio-techniques d’une technologie nouvelle caractérisée par l’appropriation. Les exemples que nous montrerons sont tirés des corpus rassemblés et étudiés par l’artiste et théoricienne Olia Lialina qui étudie, dans une série de trois textes intitulés « Le Web vernaculaire », l’évolution du Web des amateurs au Web des services professionnels (Lialina, 2005-2010).

1.1. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous rappellerons les points importants de notre analyse généalogique au sein du projet PROFIL.

L’étymologie esthétique du terme profil est marquée par l’évolution d’une technique artistique vers son objectivation dans les théories physiognomoniques de l’identité au 19è siècle. Dans la lignée du théologien Gaspard Lavater, les techniques picturales accordent une attention accrue aux types que révèle le visage, doué d’émotions considérées comme dénotatives ; les techniques du dessin du profil révèleraient alors la nature fonctionnelle de l’expression, exprimant une identité stable et objectivable (Percival et Tytler, 2005). Appropriée par le bertillonisme, cette vision du profil devient technique de description et de qualification des individus criminels et un support au fichage. On peut suivre son évolution, et ceci restera à renseigner plus spécifiquement, dans la conceptualisation technique des profils comme matrice d’information dans les bases de données, en particulier quand les techniques de recueil et traitement de l’information rencontrent l’informatique.
L’étymologie informatique du terme signale un usage en sciences de l’information à partir des travaux de l’informaticien Hans Peter Luhn au milieu du 20ème siècle sur les méthodes d’indexation et de concordance dans les systèmes d’information documentaires en voie d’informatisation (Riche, 1983). Les « profils utilisateurs » naissent de la modélisation des données de l’utilisateur pour mieux lui recommander des références bibliographiques, modèle qui sera approprié et développé dans les systèmes de recommandation aujourd’hui proliférant sur le Web, en particulier en lien avec le profil utilisateur des médias socionumériques. Il nous faudra également explorer, dans l’aspect généalogique de l’étymologie informatique, les technologies de « comptes d’utilisateurs », où des formes de profil apparaissent afin que la machine reconnaisse l’utilisateur qui s’y enregistre pour mieux l’utilisateur. Cette technique du « log », avant même d’être à la genèse de l’histoire d’Internet (Hafner et Lyons, 1999) et des médias sociaux comme les blogs (Broudoux, 2002), naît avec l’interaction homme-machine en informatique, aussitôt qu’un opérateur devient nécessaire pour manipuler l’ordinateur.
Le profil utilisateur est aujourd’hui défini (Wikipedia) comme la représentation explicite de l’identité, à travers l’affichage visuel sur l’interface de ses données personnelles. Un profil réflexif est renseigné par l’utilisateur ; un profil dynamique est renseigné par le système au cours de l’utilisation d’une application par un utilisateur. C’est le profil réflexif qui caractérise le Web 1.0, à ceci près que cette logique de « renseignement », à savoir entrer des données dans un formulaire pré-construit, ne s’applique pas encore. On se demande alors comment se construit l’identité en ligne sur le Web 1.0, en formulant l’hypothèse selon laquelle cette construction travaille à faire émerger sur le Web les formes profilaires (réflexives et dynamiques) d’usage courant sur le Web 2.0.

1.2. Commençons par observer la page personnelle, archétype du Web 1.0.

L’affichage de l’identité sur Internet avant le Web relève d’un investissement sémiotique textuel (Georges, 2012). On en trouve un exemple typique dans les signatures des emails : peut-on y voir des mini-profils ? Typiquement, ils affichent en termes de données personnelles une affiliation professionnelle, c’est-à-dire un statut social, ainsi que l’expression d’une marque individuelle, à travers le choix d’un dessin et d’une petite phrase, citation ou plaisanterie d’initiés (Paloque-Berges, 2010).
Le Web 1.0, dont les pionniers sont les premiers usagers d’Internet, en priorité les universitaires, apparaît vite comme un moyen d’afficher en ligne son cv académique. L’on y trouve une première forme de « profil » de la personne, c’est-à-dire une liste de caractéristiques personnelles exprimées par une formalisation objective et fonctionnelle.
En deçà de cette forme héritée du profil importée sur le Web, la page personnelle se construit comme une extension de l’espace personnel de l’ordinateur de l’utilisateur. C’est d’ailleurs la première forme d’usage envisagée par les créateurs du Web : un espace personnalisable de type marque page, où l’on liste des références utiles et intéressantes par le biais de liens. La page « amateur » typique, annonce alors « Bienvenue sur ma page perso », en déclinant une identité faite de caractéristiques de personnes et de goûts présentés sous une forme référentielle ou éventuellement narrative. Le profil se construit comme une occupation de l’espace par la personne, mais une personne qui s’affiche comme étant toujours sur le point de présenter « quelque chose d’intéressant ».
Ainsi, la page personnelle devient un espace de publicisation de son identité au sens formel du terme (caractéristiques de personne, pouvant être reconnues à travers des types socioprofessionnels ou socioculturels) comme au sens référentiel (liens vers des choses intéressantes). S’agit-il alors d’une « simple » expression de l’individu ?

1.3. La socialisation de l’environnement Web 1.0 doit ensuite retenir notre attention.

On se tournera vers les premiers services d’hébergement commerciaux des pages personnelles comme Geocities, Tripod ou Lycos, pour observer la formalisation et la fonctionnalisation des profils des utilisateurs. Nous pensons que c’est là que se joue la construction de profils réflexifs, c’est-à-dire une première logique de « renseignement » de modèles pré-construits. Ces usages construiraient les conditions d’un profilage dynamique de l’identité sur le Web.
Tout d’abord, comme l’a bien montré Olia Lialina dans son étude du Web vernaculaire, les pages personnelles se trouvent bientôt peuplées de lieux communs de la présentation de soi en ligne : catégories typiques (moi, mes amis, mes animaux de compagnies, mes groupes préférés…), objets visuels qui construisent un folklore des pages personnelles… Les environnements hyperliés des services d’hébergement des pages personnelles sont aussi des espaces hyper-socialisés, où l’individu est pris dans une logique de référence implicite ou explicite à des communautés d’intérêt, comme le montre Ian Milligan dans son analyse des archives de Geocities (Milligan, 2015). Le peuplement des pages par ces lieux communs est accompagné par la mise à disposition, par des amateurs et bientôt par les nouveaux professionnels du web design relayés par les services d’hébergement, de gabarits (template), des modèles prêts à remplir.
Les blogs vont formaliser et rendre d’usage courant cette logique de gabarit : on y découvre, à côté de la forme anté-chronologique discursive ou narrative qui caractérise le genre du blog, les premiers « profils utilisateurs » appelés tels sur Web (« qui suis-je », « à propos de l’auteur »). Les tout premiers médias socio-numériques, comme Myspace à partir de 2003, signalent le basculement dans le Web 2.0 ; on y trouve les vestiges de l’esthétique folklorique des pages personnelles (personnalisables à souhait) mis en forme dans des gabarits : l’identité réelle et/ou fictionnelle s’y déploie alors de manière dynamique, en intermédiation avec les applications sociales et culturelles du Web.
Il faut néanmoins convoquer un autre basculement afin de compléter cette brève analyse de l’émergence de la forme profilaire sur le Web. Il a lieu dans la deuxième moitié des années 1990. C’est l’époque des premiers moteurs de recherche et systèmes de recommandation : ils signalent une accélération dans les techniques et usages de l’indexation et de l’exploitation des données pour proposer les premières expérimentations de la publicité ciblée, d’abord sur des groupes selon des thèmes, puis sur des personnes selon l’analyse de leurs comportements en ligne. Ces systèmes d’extraction se testent d’abord dans les espaces d’expression dialogique du Web, les forums, auxquels on applique des techniques de datamining afin de faire émerger des préférences de goûts, une manne pour les premiers sites à publicité personnalisée du Web (par exemple le rachat des Deja News Research Services par Amazon et Google). Or les forums sont les premiers espaces historiques d’Internet où l’identité numérique se définit à la croisée des données de personnes, de ses relations et préférences sociales et culturelles (Usenet). On peut se poser la question de savoir si les hébergeurs des pages personnelles sont déjà en train d’appliquer de pareilles opérations aux données personnelles de leurs utilisateurs, ce qui montrerait une continuité avec les méthodes des médias sociaux de la décennie suivante ; une question qu’il nous reste à renseigner.

1.4. Nous pouvons tirer une première conclusion de cette analyse rétrospective.

On voit que les premiers utilisateurs « amateurs » du Web construisent les cadres de l’expression de l’identité en ligne. Ceci en objectivant des formes héritées de l’identité avec les nouvelles fonctionnalités de la publication numérique sur Internet ; mais aussi en expérimentant de nouvelles formes natives : la publication des espaces personnelles d’expression de références et de préférences. Ces formes évoluent, par un jeu d’imitation et de récupération de lieux commun dans les environnements socio-techniques du Web, en un dispositif de présentation de l’identité en ligne qui va devenir le profil utilisateur des médias socionumériques. Ce dispositif devient à son tour un encadrement des usages.
On reverra alors le paradigme de l’expressivité numérique, présenté comme significatif du Web 1.0, pour dégager la dimension « interobjective » (Voirol, 2013) qu’il cache : les utilisateurs définissent socialement leur identité personnelle à travers un support technique commun qu’ils élaborent collectivement. Ce faisant, les utilisateurs participent à la construction de dispositifs de stéréotypisation de l’identité numérique, créant les conditions de l’application des modèles d’extraction et d’exploitation des « profils utilisateurs ». Ceux-ci, d’usage dans les systèmes d’information depuis le milieu du 20ème siècle, fondés sur la stétérotypisation documentaire (Rich, 1983) des données personnelles, migrent vers le Web au tournant des années 2000 pour y trouver un environnement favorable.

2. Approche critique du modèle identitaire constitutif du « profil » : essai de typologisation

Après cette présentation schématique de la façon dont, à la croisée des dispositifs et des usages, le « profil » a ainsi émergé au cours des années 1990, nous voudrions désormais nous attacher à en interroger l’un des soubassements centraux, qui est donc le modèle identitaire sur lequel il repose. La question que nous voudrions poser dans ce second moment de notre exposé, c’est donc de savoir quelle est la conception de l’identité qui sous-tend la catégorie socio-technique du « profil », ou ce que l’on pourrait encore appeler la forme ou le dispositif profilaire.
Ce qui, comme on le voit, pose un certain nombre de difficultés, et cela pour au moins trois raisons. D’une part, et il nous semble que c’est en réalité la principale difficulté, en raison du statut relativement hybride de la catégorie de « profil » numérique, laquelle ne constitue ni un concept théorisé (à la différence par exemple de la catégorie d’ « identité » ou de « reconnaissance », ni véritablement un thème de la vie ordinaire (comme c’est la cas pour l’amitié ou la question des rencontres amoureuses), mais se trouve à la croisée des interfaces numériques et de ce que les utilisateurs en font. Avec cette conséquence, donc, qu’engager comme nous le faisons ici une réflexion sur cette catégorie suppose, comme on l’a dit, de problématiser et de conceptualiser quelque chose qui se donne au départ sur le mode d’une certaine évidence (cad : qui encadre et programme nos actions sans que nous ayons pour autant conscience). La seconde difficulté, c’est qu’il n’est pas du tout évident qu’un tel dispositif comporte une conception de l’identité, et qu’on pourrait parfaitement nous objecter, à cet égard, qu’une telle question est tout simplement sans objet : le « profil » n’étant qu’un outil de structuration et d’exploration des données personnelles serait doté d’une forme de neutralité qui n’engagerait donc pas de pré-compréhension de ce qu’est un individu et, à plus forte raison encore, de ce qui en constitue l’identité. Et enfin, la dernière difficulté, est que même si l’on admet l’idée que la forme profilaire engage une certaine compréhension de l’identité (comme c’est ici notre hypothèse), il demeure que celle-ci, n’étant évidemment jamais explicitée par les dispositifs numériques dans lesquels elle se trouve matérialisée, apparaît difficile à appréhender.
Partant de ces difficultés, nous proposons dès lors de procéder ici en essayant d’établir une typologie des modèles identitaires ou des conceptions de l’identité pour, à partir de là, nous demander à quel modèle il serait possible de rattacher la catégorie socio-technique de « profil ». Ce qui constituera donc notre tentative pour justifier notre hypothèse selon laquelle celui-ci, loin d’être dépourvu de toute normativité ou implication symbolique, engage bien une certaine compréhension de l’identité qui, du fait même de son apparente neutralité et de son inscription au sein de l’architecture des interfaces numériques, nous paraît devoir être envisagée dans ce qu’elle peut avoir de prescriptif.
À des fins de schématisation, nous distinguerons ici quatre modèles, à partir desquels nous tâcherons de déterminer la place et la spécificité du type d’identité impliquée dans la forme profilaire. Si l’on s’appuie sur les principales références mobilisées au sein des études sur l’identité numérique, il nous semble en effet possible de dégager quatre grands modèles ou paradigmes, dont nous proposons donc de tracer successivement les contours Denouël, 2011.

2.1. Modèle « essentialiste » ou « substantialiste ».

Le premier, que l’on pourrait qualifier d’ « essentialiste » ou de « substantialiste », est un modèle consistant à envisager l’identité personnelle comme un donné doté d’une sorte d’autonomie, ce qui peut d’ailleurs se faire de deux façons distinctes mais non exclusives l’une de l’autre :
– soit en considérant que l’identité d’un individu représente un invariant, et cela précisément parce qu’elle consiste en une « essence » ou en une « substance » qui, tout en étant ce qui supporte le changement, n’est pas soi-même soumise au changement (conception métaphysique de l’identité) ;
– soit, d’une façon différente, en considérant l’identité individuelle comme quelque chose qui existerait en soi, indépendamment de la relation aux autres – suivant cette fois une conception pour ainsi dire leibnizienne, où l’identité, pensée à la façon d’une « monade » « sans porte ni fenêtre », relèverait d’un plan strictement individuel ou monologique.
Suivant ce premier modèle, qui obéit à ce qu’on pourrait appeler une sorte d’individualisme méthodologique, l’identité numérique se trouve pensée comme quelque chose qui relèverait de l’individu, abstraction faite des ses relations ou de ses interactions avec les autres. Avec cette conséquence problématique que c’est toute la dimension de socialisation qui traverse les environnements numériques qui se trouve par là occultée au profit de l’idée assez caricaturale d’un narcissisme numérique (Rosen, 2007, Turkle, 2011).

2.2. Modèle « narratif » et expressiviste.

D’une façon qui s’oppose à une telle approche, on peut ensuite distinguer un modèle « narratif », dont l’explicitation la plus poussée se trouve dans la philosophie de Paul Ricoeur (Soi-même comme un autre). Suivant ce modèle narratif, l’identité doit au contraire être pensée comme le résultat d’une dialectique permanente du même et de l’autre : loin d’être de l’ordre de la « substance », l’identité apparaît ici comme étant l’objet, toujours précaire et dynamique, d’un processus qui s’accomplit par la constitution d’un muthos cohérent.
À partir d’un tel modèle, l’identité ou, pour reprendre l’expression de Louise Merzeau, la « présence » numérique se trouve ainsi appréhendée sous l’angle des constructions narratives que met en jeu l’écriture du soi au sein des interactions numériques (Georges, 2009, 2011). Ce qui fournit donc un cadre fécond pour éviter l’écueil de l’approche essentialiste et analyser l’ensemble de la dimension expressiviste ayant trait au récit ou à la mise en scène de soi telle qu’elle s’accomplit en particulier sur les réseaux sociaux, et qui, dans ce modèle, se doivent donc d’être pensés comme des processus narratifs ou sémiotiques de construction identitaire.

2.3. Modèle « dialogique » ou « intersubjectiviste ».

Etroitement lié à ce modèle narratif, dans la mesure où il résulte également d’une critique de l’approche essentialiste, on peut ensuite dégager un modèle « dialogique » ou « intersubjectiviste ». Élaboré dans le sillage de la théorie de la reconnaissance (Mead, Taylor, Honneth), celui-ci consiste à montrer que l’identité numérique, loin de préexister à la relation aux autres, se construit par un processus de socialisation qui met en jeu une dimension morale ayant trait à la « reconnaissance » (besoin vital d’être reconnu comme doté de valeur).
Suivant cette optique qui, au sein des études numériques, nous paraît aujourd’hui revêtir une importance centrale, l’identité ou, plutôt, le « soi » numérique se trouve dès lors envisagé comme une co-construction au sein de laquelle le processus d’individuation (la genèse de l’identité) passe par un processus de socialisation (Granjon, 2012, Voirol, 2010, Rueff, 2014) ou d’intersubjectivation qui, requérant lui-même la médiation des interfaces, se double, comme l’a souligné Voirol, d’un rapport d’interobjectivation (Voirol, 2013). Avec, donc, cet intérêt majeur que ce modèle invite ainsi à prendre au sérieux les interactions numériques en montrant que ce qui se joue en elles, ce n’est pas, ou en en tous les cas pas seulement et pas d’abord, une pulsion narcissique, mais une aspiration à être reconnu à travers ses contributions, et qui engage, en même temps qu’elle suppose un rapport aux objets et à la normativité inscrite dans leur programme d’action, engage à chaque fois une charge morale.

2.4. Modèle « cybernétique » ou « informatique »

Enfin, et d’une façon qui on va le voir contraste fortement avec ces modèles, on retiendra également le modèle « cybernétique » qui, du fait de son rôle central dans la genèse du numérique, nous paraît lui aussi de première importance pour envisager la problématique de l’identité numérique. Suivant ce modèle, tel qu’il se trouve notamment mis au jour par les analyses de Breton (1992) ou plus récemment de Triclot (2008), l’identité se doit, comme toute autre réalité, d’être définie en termes d’informations : conformément à ce qu’on pourrait appeler l’ontologie cybernétique, l’identité, c’est-à-dire la définition de l’individu, n’est autre que la somme des informations ou des données qui le constituent, elle-même prise dans un faisceau de relation avec l’ensemble des autres ensembles informationnels. En sorte que, tout comme les modèles narratif et dialogiques (et contre le modèle substantialiste), le modèle cybernétique conçoit l’identité en termes relationnels et dynamiques, mais d’une façon, en réalité, très différente. La relation, en effet, n’est pas pensée en termes de récit ou de rapport à l’autre et elle n’a donc pas ici un sens moral, social ou existentiel. Rattachée à un paradigme réticulaire et informatique, elle obéit plutôt à un schéma objectiviste voire positiviste, qui ne suppose donc pas nécessairement d’élaboration narrative et/ou intersubjective : elle est relationnelle et dynamique, mais d’une façon qui n’a donc rien à voir avec ce qui se passe au sein des modèles narratifs et dialogiques.
Or il nous semble que cette approche occupe une place centrale pour comprendre la façon dont est appréhendée la question de l’identité numérique. Et cela, à la fois, parce que, bien que de façon souvent implicite, elle imprègne un certains nombre de travaux en SHS, et parce que, de façon cette fois plus claire, elle apparaît opératoire au sein des interfaces numériques (où la structure profilaire fonctionne par agrégation de données personnelles) et de leur discours d’accompagnement – comme que le montrent par exemple les discours sur le quantified-self ou ce qu’on pourrait appeler l’anthropologie posthumaniste où l’identité est en effet appréhendée en termes de données et d’information qu’il s’agirait de gérer au mieux.

Conclusion

En définitive, à travers cette généalogie de la forme et de la notion de profil sur le premier Web, on peut revoir de manière critique les différents modèles de l’identité au prisme du numérique en réseau. Le modèle essentialiste enferme l’identité dans une définition trop stable qui ne permet pas de saisir les pratiques. Le modèle expressiviste enfermerait notre objet « profilaire » dans une définition trop relativiste, ne permettant pas de généraliser le sens des pratiques pour en tirer les conditions critiques d’une évolution, non plus qu’il n’atteste d’une révolution de l’identité autrement que sur le plan utopique de l’accompagnement des discours (selon la définition de l’imaginaire de Flichy). Le modèle intersubjectif, lui, fournit une compréhension morale de la construction d’identité numérique, sur la base de la reconnaissance ; mais c’est surtout en convoquant la dimension interobjective des environnements Web, un lien social noué autour de supports techniques communs, que l’on peut observer la construction de profils par les utilisateurs eux-mêmes. L’appropriation de ces usages et de leurs productions par les services commerciaux du Web 2.0 est généralement qualifiée de récupération : c’est ici que joue le modèle cybernétique, déployant une logique de modélisation informatisée des utilisateurs à travers la captation systématique de leurs données de profils à des buts de profits ou de gouvernementalité des comportements. Il serait plus juste de montrer qu’il s’agit en fait d’une co-construction.
On pourrait alors parler de « participation volontaire » au sujet des utilisateurs qui ont co-construit les conditions de profilage des données utilisateurs, et dont témoigne aujourd’hui le plébiscite quotidien des services Web à des buts professionnels ou de divertissement. Il ne s’agit pas, cependant, de décharger ces services d’une responsabilité éthique et morale à l’égard des données personnelles au détriment des utilisateurs eux-mêmes, pour le « renseignement » de pratiques d’usagers – qu’ils soient consommateurs à recommander, ou citoyens à surveiller. Mais plutôt d’éclairer comment les mécanismes de captation opèrent selon ce que le philosophe Axel Honneth décrit comme un retournement paradoxal de l’individuation caractéristique de la modernisation capitaliste. Tout en continuant à se fonder sur ce double modèle narratif-cybernétique, la forme profilaire devenue dispositif tend en effet de plus en plus à être affectée ou « colonisée » par une logique quantitative et instrumentale (le rapport à soi et le rapport aux autres étant respectivement conçus sur le mode du self-branding et du capital social). Avec cette conséquence, donc, que c’est ici la dimension « expressiviste » qui se trouve comme retournée en une nouvelle injonction sociale, le « profil » nommant précisément cette subsomption de l’idéal expressiviste à une logique de valorisation. Insister sur la dimension interobjective de la co-construction des logiques profilaires en ligne éclaire à la fois les contraintes mais aussi les marges de manœuvres pour penser et agir de manière critique face aux paradoxes de l’individuation.

Haud Gueguen (DICEN-IDF, Cnam), Camille Paloque-Berges (HT2S, Cnam)

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